Une femme américaine d’une cinquantaine d’année, Michelle Wood, a économisé pendant deux ans pour se payer un ravalement de façade à Guadalajara, au Mexique. Résultat ? Elle a goûté à la fameuse substance. Elle était métamorphosée. Michelle Wood est une femme américaine relativement banale. Mère célibataire, américaine moyenne, son histoire ne dénote aucune particularité. Etant très critique du slogan « mon corps mon choix » , il est pourtant toutefois difficile de lui jeter l’opprobre lorsque l’on connaît la manière dont les personnes âgées sont traitées dans notre société – même si son geste marque un précédent qui risque de banaliser ce type d’opération. Dans un monde où vieillir, plus encore en tant que femme, équivaut à disparaître, le recours au bistouri devient un acte de survie sociale. Dans nos sociétés bombardées de publicités avec des femmes retouchées toutes plus belles les unes que les autres – augmentant mécaniquement les standards de beauté – une femme banale sans aucune amélioration esthétique est déjà un fantôme. Selon EveryAgecounts, les femmes subissent davantage l’âgisme que les hommes. C’est une double peine au sein d’une culture réduisant, leur valeur, à leur jeunesse.
Nos sociétés sont profondément âgistes. Être une personne âgée, c’est comme être une calèche, à l’ère des Tesla. Nous sommes désormais incapables de relever leurs qualités étant donné notre obsession envers l’impératif productif. Une balade en calèche est agréable, certes, mais nous ne voulons pas prendre trois jours pour faire un Paris-Lille. Nous préférons largement notre TGV qui nous y conduira en une heure trente. Nous cherchons l’optimisation des coûts, pas une promenade de santé. Les personnes âgées peuvent peiner à se retrouver dans un monde qui exige toujours plus de vitesse. L’âgisme est une forme de discrimination fondée sur l’âge se traduisant par des attitudes négatives ou bien par des gestes contribuant à l’exclusion sociale des personnes âgées. L’expression « Ok boomer », utilisée à l’encontre des baby-boomers témoigne d’un âgisme banalisé. Nos aînées n’ont pas toujours raison, soit, mais cet ad-hominem trahit une insipidité argumentaire. N’avons-nous pas appris à faire des phrases correctes pour exprimer nos désaccords, ou bien attendons-nous que ChatGPT nous mâche le travail par fainéantise d’esprit ?
La productivité est la valeur cardinale de nos sociétés occidentales – même si celle-ci s’élargit peu à peu, au monde entier. Le projet de loi eugéniste sur la fin de vie, votée par l’Assemblée Nationale en constitue un aveu troublant. Premièrement, cette loi s’est élargie dans tous les pays où elle est passée. Désormais, aux Pays-Bas, il est question de l’étendre aux personnes de plus de 75 ans sans aucun autre motif valable que « vie accompli ». Comme si l’humain était un simple produit périmé. 75 ans. Date de péremption officielle. Pas un jour de plus. Après ça, vous vous transformez en charge pour la société. Trop vieux. Trop laid. Trop lent pour cette société qui accélère en années-lumières. Trop cher pour la sécurité sociale. Ouste ! Vous n’êtes plus qu’un magicarpe ! Certaines tortues vivent plus longtemps que cela… D’autant plus que cette logique eugéniste, prospère sur les ruines de l’hôpital public, où la précarité pousse aux « choix » les plus tragiques. Une civilisation qui n’honore pas ses morts est déjà morte. Nous avons fait mieux : nous enterrons nos vivants. Motif ? Obsolescence programmée.
Les personnes âgées sont dévalorisées puisque dans une société matérialiste dénuée de valeurs, celles-ci représentent une tare. Les seules valeurs qui persistent sont celle du PIB, du chiffre, de la performance. Des quantités. Pas des qualités. Or, si l’on juge la valeur d’un homme à l’aune de sa productivité, évidemment, il devient extrêmement facile de classer l’utilité des vies, comme on trierait des produits standardisés. Et donc, avec une date de péremption. Qui s’abaisse toujours plus dans notre société jeuniste. Selon les masculinistes d’extrême-droite, une femme est un objet comme les autres doté d’une date de péremption : 25 ans. Ensuite, c’est le « mur ». L’âge où elle n’est plus désirable – selon les standards de cette société. Les écrans n’y sont pas pour rien puisqu’ils exacerbent le pouvoir de la beauté en la récompensant par des vues, des likes, des capitaux, et donc, du succès.
Les évolutions sociales et matérielles permettent de comprendre cette obsession pour la jeunesse et l’individualisme. Avant l’exode rurale, l’unité familiale était valorisée. Il n’y avait pas, à proprement parler, d’individu totalement responsable de lui-même. Les familles reposaient, pour la plupart, sur des modèles élargies et communautaires. Avec la révolution industrielle, les jeunes doivent quitter leurs villages afin de travailler dans les usines, en ville. Peu à peu, les individus ne sommes plus perçus comme inter-dépendants, mais comme indépendants et responsables d’eux-mêmes. Ils se transforment en atomes. On attend des individus qu’ils soient « autonomes », qu’ils n’aient besoin de rien, ni personne. Or, c’est justement car ils doivent être « seuls et autonomes » qu’ils ne peuvent pas s’organiser pour subsister à leurs propres besoin en groupe, et donc, deviennent des esclaves du salariat – seule manière (avec l’entreprenariat) légitime pour vivre actuellement. Seuls. Or, le travail en usine récompense la force physique, la ténacité, des qualités que l’on retrouve majoritairement chez les jeunes. Aujourd’hui, c’est la capacité d’adaptation qui est exigée par notre économie. Il faut sans cesse être capable à de s’adapter à de nouveaux outils, même si nous n’avons pas grandi avec. Ces critères sont tout aussi discriminant et laissent de côté, de nombreuses personnes âgées – et même parfois des jeunes qui n’arrivent pas à suivre. Toute personne incapable de suivre cette injonction à l’autonomie sera écartée. Que ce soit nos aînés, les personnes handicapées, les personnes malades. Personne n’y échappe.
Notre société ne célèbre ses personnes âgées qu’à une condition : qu’ils se comportent comme des jeunes. Marathon à 70 ans ? Bravo ! Parachute à 80 ? Inspirant ! Championne de Valorant à 68 ans ? Mon dieu ! Non pas que ces activités soient réservées à la jeunesse, mais qu’elles sont plus facilement réalisables dans des conditions physiques optimales, la plupart du temps, propre au jeune âge. Une grand-mère qui tricote en racontant ses souvenirs ? Dépassée. Or, dans d’autres cultures, et à d’autres époques, la personne âgée avait un rôle. Certes, elle était plus vulnérable physiquement, plus sujette aux maladies, mais elle bénéficiait plus généralement du soutien de la communauté et avait un rôle au sein de celle-ci. Elles étaient gardiens de la mémoire, conseillers, passeurs de savoir. En Afrique de l’Ouest, les griots (ou djéli) étaient à la fois historiens, généalogistes et conteurs. C’est eux qui devaient transmettre l’histoire orale d’une génération à l’autre. Chez les Lakotas, les Sioux, dans les tribus amérindiennes, les aînés décidaient des grandes orientations de la tribu. Ils enseignaient les rites aux plus jeunes. Leur expérience était considérée comme un guide spirituel et pratique. La piété filiale, au sein du modèle confucéen, plaçait les personnes âgées au sommet de la hiérarchie familiale et sociale. Les anciens devaient arbitrer les conflits et présider les cérémonies. Leur sagesse constituait un pilier de l’harmonie collective. Leur vulnérabilité même appelait la solidarité, et non le mépris. Le savoir des personnes âgées était souvent perçu comme un bien commun, en témoigne le proverbe malien : « un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». La dévalorisation de ces rôles semble être lié à la perte des savoirs vernaculaires et au remplacement matériel des sources de connaissances. Pourquoi demander une vieille recette à sa grand-mère, lorsque l’on peut la trouver sur le TikTok cuisine sans entretenir aucun liens ? Alors qu’hier un vieillard était une bibliothèque, aujourd’hui, c’est une étagère vide par rapport à tout ce que l’on peut trouver sur Internet. Nous préférons prendre nos leçons amoureuses sur les TikTok « coach love » plutôt que de demander à nos grands-parents ce qu’ils en pensent. Non pas qu’ils aient toujours raison, mais peut-être pouvons nous présumer qu’ils ont plus d’expériences que des jeunes hommes et femmes de 25 ans vous expliquant comment réussir leur vie amoureuse, alors qu’eux-mêmes viennent de débuter les relations. L’expérience de vie semble avoir été remplacé, par de la théorie numérique. La transmission perd de son intérêt dans une société où tout peut se trouver, immédiatement. Et désormais nous brûlons nos bibliothèques, sans même les consulter, en espérant que tout se trouve sur l’espace numérique, de manière désincarnée.
Alors que l’Occident relègue ses aînés dans les limbes des EHPAD, d’autres peuples leur réservent encore la place d’honneur. D’après l’Institut de recherche de l’État du Colorado, les sociétés occidentales sont plus promptes à l’âgisme que les autres. Certains pays, comme ceux du Sud ou d’Asie de l’Est ont, encore aujourd’hui, sont pourvues de modèles plus communautaires – notamment la Chine avec ses valeurs confucéennes. Les pays ayant des structures familiales multigénérationnelles sont moins prompts à dévaloriser les personnes âgées. Le paradoxe est cruel. Ce sont dans les sociétés sans retraite étatique, comme au Mexique, au Vietnam, ou au Ghana, qu’est offert aux personnes âgées ce que notre Etat-providence a détruit : un rôle, une dignité, une raison de se lever le matin – attention cela ne veut en aucun cas dire qu’il faut supprimer le système des retraites, cela serait désastreux au sein d’une société complètement atomisé. D’où la meilleure santé mentale des aînés dans ce type de pays. Toutefois, la « marche vers le progrès », l’industrialisation et la numérisation presque intégrale de nos sociétés laissent à penser que, de toute manière, le glissement vers un modèle Occidentale est inévitable. Alors que la modernité nous avait promis l’émancipation, elle n’a fait que nous laisser la solitude atomique et algorithmique. René Guenon avait deux prédictions potentielles : que l’Occident, à l’écoute de l’Orient – terme selon moi à élargir à l’ensemble du Sud Global – change son modèle, ou bien que la matérialité Occidentale ne s’étende au monde entier. Guénon avait vu juste : nous avons exporté notre cancer matérialiste au lieu d’importer leur remède spirituel et communautaire.
Précision : Je ne dis pas qu’il n’existe pas une élite mondialisée avec des codes sociaux plus ou moins uniformes. Je parle de la moyenne des individus dans chaque pays.
La partie de l'article soulignant qu'on va avoir tendance à chercher des réponses sur Tiktok ou autre réseau plutôt que de s'adresser à nos proches est très intéressante. En ce qui me concerne, il y a en effet tout un tas d'occasions d'échanger avec ses proches que je manque en me renseignant auprès de Tiktok, google ou Youtube plutôt que d'échanger avec des êtres humains. L'impact de ces pratiques sur le lien social est en effet énorme à la longue.