Le capitalisme sape les solidarités organiques (voisinage, amis, famille) pour marchandiser des substituts payants. Personne ne peut venir vous chercher à l’aéroport ? Très bien, vous prendrez un Uber. Personne ne souhaite écouter vos soucis ? Très bien, vous pouvez désormais louer un « véritable ami », mais cette fois, sans les contraintes de l’engagement à long terme (la réciprocité de l’écoute, la loyauté et la constance). L’affaiblissement des liens sociaux a poussé une partie de la gauche, sur Internet, à se ré-approprier le terme « communauté ». Son étymologie latine (communis : cum, « avec », et munus, « charge ») en révèle l’essence : des obligations mutuelles. La communauté apparaît alors comme un rempart (même si des changements systémiques doivent être faits) à la marchandisation. Si nous pouvons compter les uns sur les autres pour nous entraider, nous échanger des services, nous n’aurons alors, peut-être pas besoin de faire appel à des professionnels du domaine. L’extrême précarisation des liens sociaux permet à des industries telles que la location d’amis ou de petits-amis de prospérer dans des pays comme le Japon ou la Chine. Des applications comme HearMe ou BetterHelp, répondent également à un besoin d’écoute. ChatGPT le fait également. Or, ces interactions pourraient être naturelles dans un cercle social solidaire. A croire que nous nous transformons, peu à peu, en Sasuke Uchiwa. Il n’aimait que très peu de choses et en détestait énormément. Il avait au moins le mérite de ne pas monopoliser la conversation.
L’appel à la communauté pour résister face à cet individualisme grandissant relève d’une grande pertinence. Les conditions matérielles pré-capitalistes impliquaient, déjà, des formes de solidarité. Avant l’arrivée des enclosures au 17 ème siècle, privatisant l’accès aux pâturages, les paysans travaillaient ensemble sur de grands terrains. Organisés en communautés autosuffisantes, les paysans travaillaient les terres collectivement, tissant des liens de réciprocité qui les protégeaient de l’isolement et de l’exploitation. Ils ne dépendaient pas d’un patron et n’étaient pas sujets à l’anomie. Les enclosures, et plus tard, la société industrielle ont forcé les paysans à devoir vendre leur force de travail en échange d’un salaire, les rendant dépendant du salariat, et sapant, peu à peu, les formes de solidarité traditionnelle. Les enclosures du XVIIe siècle ont privatisé les terres communes, mais c’est avec les Poor Laws (XVIe siècle) que l’État criminalise la survie hors salariat. Peu à peu, la révolution industrielle achève ce processus : le paysan dépossédé, jadis autonome, devient un prolétaire dépendant de son emploi. Les solidarités traditionnelles, quoique résistantes, se dissolvent dans la logique du marché. Notre savoir-vivre également.
Faire communauté ne se résume pas à avoir des idées similaires. D’ailleurs, les valeurs ne s’énoncent pas, elles s’incarnent, elles se prouvent. Il ne sert à rien de s’autoproclamer socialo-anticapitaliste-égalitariste-antiraciste-antivalidiste-antiguerre-antimaladie-antimort-antitoutelamisèredumonde, pour, au final, mal se comporter avec autrui, constamment se vanter, monopoliser la parole, transformer chaque échange en tribune pour son ego. Il y a une différence nette entre la performance, et l’incarnation. Cela ne signifie pas que les idées et que la théorie sont inutiles, loin de là. Nommer ses valeurs constitue, parfois, un premier pas pour se libérer. Néanmoins, elles ne valent que si elles débouchent sur des actes, sinon, ce ne sont que des costumes identitaires, de la vertu ostentatoire. Le capitalisme raffole de ces simulacres de communauté où l'on arbore des étiquettes progressistes tout en agissant en individualiste. Pire : ces "costumes identitaires" servent parfois à masquer des comportements toxiques. Combien d'anciens harceleurs se refont une virginité militante sur les réseaux sociaux ?
Apprendre à faire communauté exige de sortir des logiques de rentabilité qui imprègnent nos interactions quotidiennes. La monopolisation de la parole et la constante mise en avant de soi participent activement à cette détérioration du lien social. J’ai eu l’opportunité d’étudier à Sciences Po Lille et à Centrale Lille. Comme dans toutes les grandes écoles, on y enseigne l’art oratoire, l’éloquence. Comme toute science piste de base en quête de reconnaissance sociale, j’ai fait partie pendant une année de l’association d’éloquence de mon école. Pour réaliser un beau texte d’éloquence, il faut non seulement savoir écrire, mais également pouvoir parler. Se mettre en avant. Il faut se démarquer des autres, tout en restant dans les codes. Il s’agit de respecter finement les règles tout en s’en écartant, juste suffisamment. Il faut briller, être le pokémon le plus rare de l’école, avec le bruitage le plus original. Le gagnant était souvent l’étudiant le plus pédant du concours. La forme prédominait largement sur le fond. Ces exercices sont communs au sein des formations nous préparant à intégrer les plus hautes institutions. Pourtant, nous n’avons jamais appris à écouter. Jamais, nous n’avons appris à être de bons interlocuteurs. Nous préférons mettre en avant la performance individuelle (même les exercices oratoires en groupe, relèvent de la performance individuelle) plutôt que la coopération humaine. Pourtant, l’écoute, la qualité d’interlocuteur, la capacité d’attention à l’autre, demeurent des compétences essentielles, qui restent les grandes absentes de nos formations. Nous institutionnalisons l’individualisme, l’égocentrisme. Si Sciences Po et les grandes écoles apprend à parler, elles n’enseignent guère à entendre – ce qui, bien sûr, ne représente qu’une facette d’un problème bien plus vaste.
Cette logique imprègne jusqu’à nos conversations les plus banales. Le « narcissisme conversationnel », théorisé par Charles Derber, y est devenu une pratique courante. Le narcissique conversationnel est celui qui ramène systématiquement les échanges à sa propre personne, détournant les sujets pour recentrer l’attention sur lui. Pour Derber, il existe deux manières de répondre à une conversation : la stratégie du soutien (l’écoute active) et celle du détournement (recentrage sur soi). Dans des sociétés plus collectivistes, le soutien, ou l’écoute active, est la règle. Les sociétés les plus touchées par cette « pathologie » sont les plus individualistes (Etats-Unis…). Il existe deux manières principales de changer de sujet. La première consiste à changer de réponse de façon répétée, assez grossièrement. Le changement de sujet, est alors, immédiat. Il existe aussi une forme plus passive qui se traduit à travers des réponses de soutien très brèves afin que les sujets de conversation se terminent prématurément. Votre interlocuteur vous rétorquera des réponses laconiques toutes faites démontrant un manque d’intérêt notable dans la conversation : « ah ouais chaud », « mdr ». Le narcissisme conversationnel se produit donc quand quelqu’un dévie systématiquement la conversation afin de la centrer sur lui-même.
Si ce phénomène est plus présente dans les cultures individualistes, c’est car au sein de celles-ci, chaque personne est responsable d’elle-même. L’accent est mis sur la responsabilité individuelle, et ce, dans tous les domaines de la vie. Si ce phénomène est si présent, c’est parce qu’obtenir l’attention des autres est essentiel dans une société où les logiques économiques poussent les individus à constamment se vendre. Cette logique se reproduit dans les conversations : chaque individu doit prendre l’initiative de ses propos, partager sans supposer la responsabilité des autres. Les individus sont responsables d’eux-mêmes dans l’obtention de l’attention, ils ne doivent pas attendre que les autres la leur accordent, ils doivent la gagner. Ils sont dans une optique de gain d’attention, à travers une sorte de « mérite », c’est parce qu’un individu a su suffisamment se valoriser qu’on lui accorde de l’attention. Dans notre société, les normes de conversation ne demandent à personne de donner de l’attention aux individus qui n’arriveraient pas à en recevoir pour différentes raisons, comme la timidité, le manque d’assurance, ou une différence culturelle. C’est le contraire du don d’attention où il est donné, sans distinction, à tous les individus. Dans certaines cultures, le « et toi » suivi d’une écoute active relève davantage d’un automatisme (qui certes, risque de perdre à travers l’uniformisation des modes de vie lié à l’industrialisation et à la technologie). Si nous sommes complètement responsables de nous-mêmes, notre intérêt personnel est de monopoliser l’attention pour être en mesure de pouvoir détenir un avantage compétitif lorsqu’il s’agit de se vendre. Toutes les ruses sont bonnes pour récupérer ce précieux sésame : l’attention.
Or, ce comportement semble incompatible avec la réalisation de communauté et le renforcement du lien social. Faire communauté, ce n’est pas seulement prôner des valeurs, c’est les incarner. Or, nous avons institutionnalisé et valorisé, en tant que société, des normes qui sont profondément anti-sociales, et même lorsque nous souhaitons bien faire, nous reproduisons des comportements qui ont des logiques intrinsèquement individualistes et compétitives alors que nous essayons de créer des endroits pour y échapper. Cela vaut pour les conversations, mais également pour tout type de comportement suivant des mentalités du type « je ne dois rien à personne », « c’est sa vie je m’en fiche, ça ne me regarde pas ». Quand bien même nous essayons de faire communauté, nous reproduisons des logiques qui érodent le lien social. La réciprocité constitue la condition sine qua non de la possibilité de la communauté. Reconstruire du commun exige un travail patient : désapprendre l’individualisme, remplacer la compétition par la coopération, faire de l’écoute active un réflexe plutôt qu’une exception. La communauté authentique ne se décrète pas : elle se pratique, quotidiennement, dans ces gestes simples qui reconnaissent autrui comme un égal plutôt que comme un concurrent. Il ne sert à rien de s'autoproclamer antiraciste ou anticapitaliste si l'on reproduit dans ses relations les mêmes logiques d'exclusion et de domination que l'on prétend combattre. La véritable rupture avec l'individualisme ne réside pas dans les slogans, mais dans cette capacité à transformer nos manières d'être ensemble, à faire de la réciprocité non plus un idéal lointain, mais la matière même de nos vies quotidiennes. N’hésitons pas à demander « et toi ? » après avoir partagé nos propres pensées, et surtout, apprenons à écouter - réellement écouter. C'est dans ces minuscules moments du quotidien, ces attentions concrètes portées à autrui, que commence la construction d'une véritable communauté basée sur la réciprocité.
Avez-vous envisagé que chaque élève de Sciences Po soit impérativement le ou la délégué.e de 625 jeunes de 7 à 17 ans.
Il/elle porterait leurs demandes sociales, économiques, écologiques, juridiques, pédagogiques, sanitaires bref, politiques.
L'article est hyper riche et dense ! J'aime beaucoup